Les mots des sociabilités religieuses. Carnet de terrain d’une recherche à Medina Baay

Dans le cadre de cette recherche sur la religiosité et la sociabilité, je me suis intéressé aux interactions discursives dans les moments de rencontre de membres d'un groupe de jeunes, appelé fityanu sheikhy. J’ai interagi avec ce cercle de pairs, dédié à un idéal moralisateur et religieux, pendant quatre mois (Septembre-décembre 2022), dans le cadre de mon travail de mémoire de master, au Centre d’étude des religions de l’université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal. J’ai donc assisté à diverses activités et à plusieurs rencontres du groupe. Cela m’a permis de noter des expressions linguistiques et d’observer des attitudes spécifiques qui semblent rendre compte de phénomène de sociabilité et de religiosité qui sont les thèmes du séminaire. Mes observations ont concerné, également, les interactions du groupe avec l’environnement social extérieur.

Ce travail est donc une description phénoménologique des interactions et des expressions discursives dans trois sites différents : une école, une boutique et une daara.

***

En cet après-midi du 9 Octobre, premier jour après le gàmu, une rencontre du groupe est prévue à l'école Imam Assane CISSE à 16 heures. Il s'agit d'une réunion officielle. L'école, dont une affiche au portail indique : « Institut Islamique Africain Américain », se trouve sur la voie qui mène directement à la grande mosquée. L'école constitue un lieu important dans le quartier Medina Baay. Elle est un espace où se tissent des liens sociaux favorables à la formation éducative et au vivre-ensemble. Également, des rencontres formelles comme informelles s'y déroulent au quotidien.

Les premiers arrivés se regroupent à l'entrée de l'établissement. Là, les conversations commencent. Si certains se plaignent de la fatigue due à la cérémonie du gàmu du 8 octobre, d'autres parlent de « l'échec de l’événément », à cause de la pluie. Après quelques minutes, arrive un groupe de quatre hommes accompagnés de deux femmes[1]. Le premier homme nommé M. N. est habillé en tee-shirt gris et en jean noir. Le second porte un cafetan en bleu ciel. Le troisième porte un caftan égyptien et un bonnet VIP. Le dernier est en polo rouge et bleu, avec un pantalon orangé sur lui. Une des deux femmes, F.D, était dans un abaaya bleu avec un voile de même couleur. La seconde, D.D, un peu plus âgée que la première, a le même port mais, cette fois, de couleur vert foncé, en plus d’un voile blanc sur elle.

Lorsqu'ils arrivent, des salutations sont prononcées à haute voix. Les derniers venus saluent par des assalamu aleykum[2] les autres trouvés sur place et ceux-ci répondent en disant maleykum salam[3]. En plus, ils se serrent la main. On entend M. N. dire avec un air religieux : « mbokk yi ziyaar naa leen bu baax »[4]. Quelqu'un dans l'assemblée répond par « ma ŋi lay màggal bu wér »[5]. Au même moment, j'entends dans la foule « Nu ŋi sant Yàlla, alhamdu lillaa »[6]. Tous ces concepts mobilisés font référence aux salutations et à la réciprocité entre les membres du groupe. Ils sont toutefois utilisés pour nouer des liens sociaux avec d'autres individus n’appartenant pas au groupe.

En un instant, un homme, la cinquantaine, habillé en chemise rouge-clair et en pantalon gris, arrive dans une voiture noire. C'est une grosse voiture Ford aux vitres teintées. Il descend pour saluer l'assemblée installée dans ce coin de rue. Des mains sont serrées et des accolades effectuées. Quand l'homme a repris son chemin, j'entends quelqu'un dire que « kii ni mu amee aajo » (il a le souci de l’autre). Un autre confirme : « Nous habitons dans le même quartier. Il est très connu par sa bienveillance envers la population du quartier. Sa modestie se manifeste par sa manière de s'habiller. Je le vois toujours au wazifa[7]. Parfois, je le retrouve assis avec les jeunes du quartier devant les boutiques, sous les arbres ou au terrain de football »[8]. Un autre jeune continue : « On a fait ensemble l'école coranique. Il a toujours été comme ça. Je connais aussi sa famille. On y allait à la récréation et son père nous conseillait d'être droit pour avoir de la connaissance et devenir des érudits. On a aujourd'hui nos itinéraires personnels, ce qui n'empêche pas qu'on partage des moments ensemble et qu'on se téléphone »[9]. La conversation entre O. S. et M. C. D. insiste sur l'idée que « nit moom daa war a moytu di xeebaate ak moytu àqi dëkëndoo »[10]. Partie de conversations plutôt générales, la rencontre se convertit en waarate (prêche, mais cela, extensivement, peut signifier aussi conscientisation) sur le comportement à adopter envers son semblable. Plusieurs expressions sont prononcées dans cette situation : « njariñu diine mooy di boole nit ñi ci seen jëflante ak ci nekkin »[11] ; « jullit mooy ku ñépp mucc ci làmmiñam ak ci jëfam »[12] ; « ku dul sant nit do sant Yàlla »[13] ; « nit day yar boppam te fexe doon royukaay ngir ñépp »[14]. Assises à côté des hommes, les femmes se concentrent sur leurs téléphones, plutôt. La rencontre se termine lorsqu'un groupe s'est levé et a dit au revoir aux autres en précisant qu'ils voulaient aller chez un proche qu'ils n'ont pas vu depuis des jours. Le reste du groupe s’est dispersé dans des directions diverses. La journée du 11 octobre, après la prière du asr (tàkkusaan, en wolof), je passe en face de la boutique Gidan hula. La boutique est située à un peu moins de trente mètres de l’école Imam Assane Cissé, à l'autre coin de la rue qui mène à la daara. La boutique est ouverte tous les jours. Les gens s'y retrouvent souvent après la prière du asr et celle du magrheb pour discuter sur des sujets d'actualité ou sur des questions religieuses. Elle fait aussi lieu de rendez-vous et de partages de la séance de thé. Généralement ce sont des hommes qui y vont. Des chapelets, des bonnets, des abaaya et des parfums y sont exposés. C’est un monde d’adultes, il est rare d'y trouver des enfants.

En sortant de la mosquée, deux hommes, entre la trentaine et la quarantaine, prennent place devant la porte de la boutique. Á l'intérieur, on peut apercevoir une femme et un petit garçon. Les deux hommes sont vêtus, l'un, d’un grand boubou de couleur rouge-clair et, l'autre, plus jeune, d’un caftan mauve. Chacun tient à la main droite un chapelet qu'il égrène silencieusement. Le silence qui règne est secoué, de temps en temps, par les salutations des passants et le va et vient des clients. Doucement, doucement, la conversation s’ouvre. Je ne connais pas les noms de ces deux hommes. Chacun appelle l’autre Séex bi. L’expression sert aussi bien à héler toute personne présente en ce moment, que pour distinguer également les membres du groupe et ceux qui ne le sont pas. Il est difficile de ne pas noter une ambiance de retrouvaille, au et à mesure que le temps passe et que le cercle s’agrandit. Les nouvelles sont partagées et portent sur les difficultés de la vie et sur leurs préoccupations personnelles. En un instant, on entend la sonnerie, tout en zikr, d’un téléphone. Au milieu de la conversation, les uns et les autres sont affairés sur leurs smartphones. La femme de tout à l’heure sort de la boutique avec un plat rempli de tasses et d'arachides qu’elle dépose sur un seau, au milieu des hommes.

Arrive, sur ces entrefaites, un jeune homme habillé d’un boubou bleu. Sa présence oriente le sujet de discussion sur la cherté du transport au quartier Medina Baye.

Un taalibe, jeune adolescent, un pot jaune en caoutchouc à la main, passe pour demander de l'aumône. Il porte un short dont la saleté empêche d'identifier exactement la couleur. Pieds nus, avec une plaie à la jambe gauche, il porte un tee-shirt violet troué. L'un des hommes lui remet une pièce en disant : « am Yàlla jox la » (Par Allah, prenez ceci). Les autres lui demandent de revenir prochainement[15]. Le taalibe repart après des prières qu'il a adressées à l'assistance qui répond par amen. La situation créée par l'aumône est porteuse d'une force expressive importante. En effet, les interactions discursives lors de ce scénario éphémère nous ont permis de noter les expressions suivantes : « taalibe yi ku nekk war nga leen di jappee kom sa doom »[16] ; « sarax bokk na ci luy far bàkkaar ak di setal xol »[17] ;





Deux femmes passent et prononcent des salutations « assalamu aleykum », en fléchissant l'un des genoux.

Des moments de pause et de reprise des discussions sont constatés, ainsi que l’égalité qui règne entre les membres de l’assistance. Soudain la discussion entre F. M. C. et un homme vêtu en bonnet Vip, un caftan orangé et muni d'un chapelet noué au tour du poignet droit permet de noter : « Nit dafa war a sàmm kàddoom te nekkul lu la neex rekk def »[18] ; « Jullit daa war a moytu di tooñ mbokkam »[19] ; « ku nekk war na di seet Yàlla ci nu muy jëflante ak moromu nitam ñi »[20]. De manière inattendue Balla ajoute : « ku nekk war na mën a toleere moroomam ci domen bu mu mën a doon »[21]. À l'appel de la prière du Maghreb, la séance prend fin et les gens se dispersent en se donnant rendez-vous ultérieurement avec des inchallah (S'il plait à Dieu).

***

Matinée du 13 octobre, je pars à la daara. Le lieu peut être considéré comme le siège social, du groupe. Il est situé à dix minutes de la boutique et à quelques mètres de l'école. Arrivé à l'entrée de la concession à 10h, j'y croise des garçons venus faire cours (apprentissage du coran et des hadiths). J'ai vu certains sortir avec des livres à la main. D'autres sont assis devant la maison d'en face. Quelques instants après, arrivent trois hommes. Après des salutations ils entrent dans la maison où se trouve un vaste espace où sont installés les hommes et les garçons.

Entré dans le lieu, il m’est impossible de distinguer les membres de la daahira et ceux qui ne le sont. En effet, aucun signe distinctif ne le permet. Cette situation était aussi constatée à la boutique. Les gens présents dans cet espace interagissent et discutent dans une atmosphère d'intimité et de mutualité. Dans un coin est installé le jeune qui s’occupe du thé. Il a à sa disposition trois théières et un plat rempli d'innombrables verres. Isolé du groupe, certes, mais souvent il donne son avis sur un sujet en débat.

À un moment, un homme plus âgé que ceux qui sont sur place, arrive et quelqu'un lui cède sa place en disant « toogal fii, Seriñ bi » (Prenez place ici, monsieur). Ce dernier prend place après avoir dit « ziyaar naa leen » (je vous salue tous). L'ambiance est marquée par des échanges entre deux ou parfois par des sujets qui excitent l'attention de tout le monde. Des termes comme « mbokk ci Yàlla dafa war a ànd ak dimbalante »[22] ; « jullit bu nekk dafa war a am jàmm ak ñépp »[23]. En plus d'autres notions sont employées : « màndu ak suturaal doomuaadama ci gëm ak jaamu Yàlla la bokk »[24] ; « maslaa ak nit ñi dafay yokk jàmm bu baax ci askan wi »[25]. Progressivement, j'entends un homme soutenir que « ku nekk war na rafet njort ci moromam »[26]. Des va et vient sont notés. Après quelques minutes d'échanges, le thé est servi. Les verres passent d'une main à la suivante. Chacun voulant que son prochain boit en premier.

À 14 heures, c'est l'heure de la prière du Tisbaar (dhor). Les ablutions s'effectuent à tour de rôle. Au moment de prier, des minutes sont perdues car chacun veut céder la politesse pour diriger la prière. Chaque personne désignée, charge lui aussi un autre. C'est finalement l'homme communément désigné Sëriñ bi qui a dirigé l’office. En lignes, les hommes ont leurs mains sur la poitrine et sont silencieux. Un homme répète après Sëriñ bi. Après les « assalamu aleykum wa rahmatulah » que chaque personne fait en retournant la tête à droite puis à gauche, les gens se donnent la main et ils regagnent leur place, dans l’assemblée. Aussi, le moment de la prière est marqué par des implorations pour la paix et le salut de la communauté. De plus, la prière constitue un moment de vie commune.

Quelques instants après la prière, le déjeuner est servi : trois plats sont posés. Des bissimilah (au nom d'Allah) sont récités avant la restauration. Cet instant temporaire est marqué par une division en groupes selon le nombre de plats. Les deux sont entourés par les plus âgés et les garçons se regroupent autour du troisième. Les plats sont posés à terre. Si certains mangent avec des cuillères, d'autres font usage de leur main droite. En un instant précis deux personnes se lèvent. O.G, leur rappelle en souriant : « xanaa xamooleen  ni bàrke mu ngi ci taatu ndab (bol) »[27]. Un de ces messieurs répond par « nit dafa wara jóg su suuree mo gën muy foorse di lekk ba loraale ñi nga xamni suura gu ñu »[28]. Remarquablement, ce moment est marqué par des cousinages à plaisanterie selon les noms de famille, des taquineries et souvent par un silence. Encore, cet instant du déjeuner manifeste l'attachement réciproque que se vouent les membres du groupe. Il constitue un moment fort où s'expriment et s’incorporent la solidarité et la familiarité à travers la conversation et le comportement et le désir d'être avec les autres. Enfin, c'est une situation dont l'observation permet de noter une mise en commun des singularités de ces jeunes.

Une personne âgée, à mobilité réduite, arrive par une charrette attelée à un âne. Muni d'un seau, il est venu ramasser les restes du repas. Sa manière de saluer les gens montre que ce n'est pas la première fois qu’il vient dans ce lieu. Avec son récipient rempli, il repart en prononçant des prières.

Enfin, arrive l'heure de reprendre les cours pour les enfants, et pour les autres de quitter le lieu pour d'autres engagements.


[1] Ils sont entre la vingtaine et le début de la trentaine.

[2] Terme emprunté de l'arabe pour implorer la paix et la bénédiction divine pour autrui.

[3] Expression utilisée pour répondre à quelqu'un qui souhaite la paix et la bénédiction par le concerné.

[4] Expression employée au quotidien pour saluer et élever le statut personnel de son prochain. On peut la traduire par « Je vous rend mes hommages »

[5] La réponse est sensiblement la même chose, mais constitue une surenchère dans le respect montré à son interlocuteur.

[6] Ce qui signifie Dieu merci et qui se résume par le concept arabe alhamdullilah.

[7] Cérémonie de Zikr propre à la Tijannyya.

[8] Traduction, par l’auteur, du wolof au français.

[9] Traduction, par l’auteur, du wolof au français.

[10] Toute personne doit éviter de sous-estimer son prochain et doit éviter de causer du tort à son voisin.

[11] La première conception de la religion c’est le rapport avec autrui et elle exprime la volonté d’une aspiration à une solidarité collective. On peut comprendre ici que la religion s’intéresse à la justice sociale, à l’amélioration des conditions du vivre ensemble.

[12] Le musulman est celui qui ne nuit à personne par son action et sa parole.

[13] Qui ne remercie pas les hommes ne remercie pas Dieu.

[14] Toute personne est amenée à forger son soi de et par son action afin de modeler ses sens et ses valeurs pour être un exemple et un objet d’attention pour la communauté.

[15] Manière polie pour accompagner le geste de non-donation. L’expression est censée atténuer la frustration du refus.

[16] Chacun doit considérer les mendiants comme son fils.

[17] Donner de l'aumône fait partie des actes qui effacent les péchés et favorise la pureté du cœur.

[18] « Toute personne doit tenir sa promesse et ne doit pas agir n'importe comment. Explicitement, dans ses rapports avec ses semblables, l'homme doit se créer une morale qui devrait guider sa parole et son action. »

[19] « Le croyant doit éviter de faire du tort à autrui. »

[20] « Chacun est tenu de se référer à Dieu dans ses relations et ses actions avec les autres personnes. C'est dire que l'homme a besoin d'un directeur de conscience dans son vivre en communauté. »

[21] « Il est impératif d'avoir un sentiment de tolérance envers les autres et dans tous les domaines. »

[22] « Être prochain en Dieu s'accompagne de l'entraide ou de la solidarité collective. »

[23] « Tout croyant doit vivre en paix avec les autres. »

[24] « S'abstenir et garder les secrets d'un fils d'Adam sont essentiels pour la croyance et la pratique religieuses.

[25] « Etre en contact réciproque avec les gens promeut la paix dans la société. »

[26] « Chacun doit avoir une meilleure considération sur son prochain. Il doit avoir un bon jugement sur lui. »

[27] Vous ne savez pas que la baraka se trouve au fond du bol

[28] Il est exhorté de se lever quand on a mangé assez au lieu de forcer à manger au point de nuire aux autres.

Ousmane Lô est étudiant inscrit en Master 2 au département de Sciences sociales des religions à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Son projet de recherche porte sur la problématique de la bureaucratisation du religieux dans le Sénégal contemporain. Il est volontaire-chercheur du Groupe d’Action et d’Étude Critique Africa-Africa et chargé de mission dans la programmation. 

news

AFRIK BU NUY XAAR

Panel Citoyen GAEC Africa - Saint Louis, 23 juillet 2023

Le programme Ndar Dèmb ak Tay reçoit Baba Badji, poète et écrivain, Professeur à l'Université de Rutgers, dans le cadre de sa résidence d'écriture au GAEC-Afrique. Ce Panel Citoyen sur l'Afrique qui (nous) attend et que nous attendons, est organisé avec : le projet Dakar Translation Symposium, l'ONG Hahatay, le laboratoire POEME, Rutgers Global, l'UASZ, Rutgers Institute for the Study of Global Racial Justice, l'UCAD, NYU Global Inclusion, Diversity and (...)